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  • Yaga

Une si longue traversée

Nouméa-Papeete


26 octobre 2020, bien confortablement installée sur une banquette du carré, dans un mouillage* si calme qu’on se croirait au port, je commence à rédiger le compte-rendu de notre traversée. Voilà presque trois mois que nous avons quitté Nouméa, deux mois que nous sommes arrivés à Papeete. Il nous fallait bien ce temps-là pour digérer cette traversée et avoir envie de la raconter. Nous n’avons pourtant pas vécu d’épopée, pas de rebondissement inattendu ou de coup du sort fumant comme cela avait pu nous arriver par le passé. Yab’, le petit démon mineur de Yaga, qui aime nous pourrir la vie, s’est tenu bien tranquille pour une fois : même sans son intervention, nous en avons bien bavé.

A plusieurs reprises, m’est revenue en tête une boutade de Gérard Janichon, qui décrivait sa propre remontée du Pacifique d’Ouest en Est : « vous connaissez l’histoire du fou qui se donne des coups de marteau sur la tête ? »


Lorsque nous avions décidé l’an dernier de repartir de Calédonie, nous pensions tout bonnement reprendre notre voyage là où nous l’avions laissé en mai 2017. Cap sur le Vanuatu, puis les Louisiades en Papouasie-Nouvelle-Guinée, passage dans l’Océan Indien via le détroit de Torres, îles du Sud de l’Indonésie (Moluques, Timor, Komodo, Lombok et Bali), puis les îles Christmas, Coco Keeling, les Mascareignes, l’Afrique du Sud et retour en Atlantique.

En mars 2020, patatras ! Les frontières du monde entier ferment. L’ambiance dans les petites îles isolées, dépourvues de services médicaux, tourne au vinaigre ; l’étranger sur son voilier est susceptible d’apporter la maladie avec lui, donc pas le bienvenu. Pendant de longs mois, tout en peaufinant la préparation de Yaga, nous réfléchissons, calculons, penchés sur nos atlas de vents, courants et saisons cycloniques. Juin passe...la route vers l'Ouest via Torrès est toujours fermée, sauf à faire un grand bond Nouméa-la Réunion, puis rester peut-être coincés là-bas. Nous envisageons un temps de faire route le long de la côte Sud de l’Australie pendant la saison cyclonique, puis de repasser en Indonésie en mai 2021...mais l’Australie n’ouvre pas ses frontières. Seule la Polynésie ré-ouvre ses portes en juillet ; depuis les îles Gambier en Polynésie, le trajet vers le Chili est une route classique qui permet un retour rapide vers l’Atlantique Sud via les eaux froides mais protégées des canaux de Patagonie.

Ce sera donc la Polynésie ! Si le virus le permet, nous poursuivrons le périple vers l’Est ; sinon, nous nous rabattrons sur notre plan C, un an dans ce magnifique bassin de navigation, vaste comme l’Europe et riche de cinq archipels et presque cent îles. Seule ombre au tableau : l'alizé souffle d'Est en Ouest, il va donc falloir remonter le vent, au près, pour gagner Papeete.

Nous savions déjà que les grandes traversées sont fatigantes, surtout à bord d’un voilier relativement petit. Nous savions aussi que les traversées au près sont très éprouvantes. Il nous restait à découvrir les joies d'un mois de navigation entre le près et le travers, sur un petit bateau ET avec un enfant de deux ans. Voici quelques instantanés...


Une semaine après le départ : l'Océan Pacifique est d'huile. L'anémomètre indique un vent de trois nœuds, rafales à cinq nœuds. Lassée de voir notre beau génois tout neuf pendre contre nos haubans et s'y frotter, je le roule. Damien jaillit du carré comme un diable de sa boîte, examine la grand-voile et la girouette d'un œil critique, grommelle et peste contre la pétole. Il mesure et remesure la distance qui nous sépare encore de Papeete : presque identique à ce qu'elle était une semaine plus tôt. Comme dans les contes de fées, où les chevaux fringants de l'héroïne retrouvent au douzième coup de minuit leur forme de souris, notre belle météo de départ - trois voire quatre jours de vents d'Ouest - s'est transformée en une période de vents faibles, variables voire absents, accompagnés d'une houle bien présente elle. A ce rythme-là, il nous faudrait plus de deux mois pour rallier Papeete…


Dix jours après le départ : enfin, le vent revient...d'Est, donc en plein dans le nez ! Vingt puis vingt-cinq nœuds, Nous roulons partiellement le génois, prenons un, puis deux ris dans la grand voile, remplaçons le génois par la trinquette. Rien à faire, nous avançons certes, mais avec un angle de soixante degrés par rapport à la direction de Papeete. Y arriverons-nous jamais ? Nous ne parvenons pas à serrer le vent, l'étrave se plante dans la houle et nous nous arrêtons. Le bateau tape dans chaque vague, avec un bruit infernal. Impossible de tenir debout sans être projeté d'un coté où de l'autre. La tension nerveuse est usante. Notre bateau est soumis à un rude traitement et nous le ressentons en nous. L'ambiance est maussade à bord. Qu'est devenu notre bateau de course ? Comment se fait-il que nous ne soyons pas capables de trouver un meilleur compromis cap/vitesse, de mieux passer cette houle de 3 m ? Un mal de mer rampant sape notre énergie à la base, et nous préfèrerions être partout sauf ici. Jean est lui aussi tristoune, dans ces conditions il ne peut pas courir dans le bateau et promener son chariot ou ses doudous. Il se colle à nous et exige que nous lui lisions livre sur livre.

Quand la situation météo est compliquée, l'ensemble des doudous est prêt à agir pour soutenir le petit mousse

Dans un sursaut de lucidité, nous finissons par comprendre le problème : nos voiles ne sont pas suffisamment étarquées, ressemblent à des sacs et génèrent plus de traînée que de portance, autrement dit, Yaga se vautre dans l'eau et n'avance pas. Damien va au pied du mât, armé d'une manivelle de winch, et tire comme un boeuf sur ces fichues drisses et bosses de ris.

Le résultat est immédiat, avec ses voiles étarquées Yaga accélère sensiblement, et surtout améliore son cap ; le confort aussi est bien meilleur avec des voiles correctement établies. Durant la nuit suivante, le vent forcit encore : trente nœuds, trente-cinq nœuds, quarante nœuds... C'est un vrai coup de vent, la mer est déchaînée, très forte et, malgré la nuit noire, on voit très clairement l'écume blanche que le vent arrache aux crêtes des déferlantes. La voile était déjà très réduite, trois ris dans la grand'voile et le tourmentin à l'avant ; il nous faut encore réduire. Nous décidons d'affaler le restant de grand'voile. Je vais au pied du mât pour la manœuvre, en me concentrant sur chacun de mes gestes et déplacements : surtout ne pas glisser, ne pas tomber ! Une fois sous tourmentin seul, la situation demeure impressionnante mais Yaga se comporte très bien. Un doute cependant nous trotte dans la tête : jusqu'ici ça passe encore, mais si le vent forcit à nouveau que ferons-nous ?

Douze heures passent à ce rythme-là, le vent est parfois plus calme entre les grains puis l'anémo remonte, remonte... Heureusement le vent plafonne à quarante nœuds et finit par redescendre définitivement. Nous poussons un soupir de soulagement en voyant la mer se calmer ; il est temps de remettre le bateau en ordre, se reposer, manger une de nos précieuses conserves maison, dormir et manger encore...


Dix-sept jours après le départ. D'après nos savants calculs d'avant le départ, nous devrions être à moins d'une semaine de l'arrivée. C'est loin d'être le cas, et il nous reste presque la moitié du chemin encore à parcourir. Hélas ! Nous sommes à nouveau englués dans la pétole, le vent est changeant et bien peu respectueux des prévisions météo. Nous sommes depuis trois jours enveloppés par une brume grisâtre et uniforme. A l'intérieur comme à l'extérieur, tout est poisseux d'humidité et les vêtements sales, imbibés de sel, moisissent.

Mais en ce début d'après-midi, le vent est portant. Grisés par la relâche inhabituelle que nous octroie Jean en faisant une longue sieste, nous décidons qu'il est temps d'occuper nos loisirs en gréant le spi, joli ballon multicolore de soixante-dix mètres carrés qui se gonfle et devrait nous faire progresser dans les vents très légers. Nous extrayons huit petites poulies de divers tiroirs et coffres, que disposons sur le pont avec un enchevêtrement de bouts aux noms barbares : bras, balancine, hale-bas, barber-hauler...

Après une dernière vérification de l'ensemble du dispositif, nous hissons le spi, qui se gonfle. Yaga accélère, nos espoirs d'arriver à Papeete avant d'avoir épuisé les stocks de nourriture renaissent. Peut-être attiré par la perspective de jouer avec cette jolie voile, le vent forcit un peu et tourne de quelques degrés. C'est le moment de faire un empannage sous spi, manœuvre délicate que nous n'avons pas répétée depuis nos stages de voile sur les bateaux des Glénans. Damien fait le singe à l'avant, se débattant avec le pesant tangon, pendant que je suis à la barre. Après quelques essais infructueux le spi passe sur la bonne amure et le vent forcit encore. Nous avançons maintenant à une bonne allure, la mer est plate, bébé dort et la vie est belle.


Trop peut-être, après quelques heures à ce joli rythme, le vent forcit encore, quelques moutons apparaissent sur l'eau et, soudain, une poulie s'arrache ; elle est complètement corrodée. Quelle âge pouvait-elle avoir ? Sur un bateau de quarante-cinq ans d'âge, certains équipements ont depuis longtemps dépassés leurs espérance de vie théorique. Nous rangeons notre spi, et décidons de refaire l'inventaire des réserves de nourriture. Bilan : si nous n'arrivons pas accélérer, nous risquons d'en être réduits au régime riz blanc et pâtes à l'eau pendant quelques jours. Perspective peu réjouissante ! Un vol de puffins, grands oiseaux marins de couleur brune, joue avec agilité droit devant notre étrave, semblant se moquer de notre lourdeur. Cela semble si facile, ils nous dépassent allègrement, virent sur l'aile et plongent. A y regarder de plus près, ils ne sont pas en train de jouer mais de chasser. En dessous c'est la curée, un banc de thons s'attaque à des petits poissons acculés entre la menace aérienne et la menace sous-marine. Si nous pouvions attraper un de ces thons, cela résoudrait nos problèmes de vivres frais.

Dubitatifs, nous regardons le poulpe en plastique que nous tirons derrière Yaga depuis Nouméa : il n'a rien attrapé malgré quelques touches. Nous le remplacons au bout de la ligne par notre plus gros rappala, un poisson en plastique bleu d'une vingtaine de centimètres, pourvu de deux robustes hameçons à trois dents. Le résultat ne se fait pas attendre : la ligne file, vite, très vite même. C'est une grosse prise, qu'il s'agit maintenant de ramener à bord. Nous réduisons la voile et nous nous relayons pour le fatiguer et le remonter. Nous le voyons, éclair argenté qui file dans les vagues. Il s'agit bien d'un thon, et il est plus gros que tout ce que nous avons pu attraper depuis notre départ de Port Camargue il y a cinq ans. Il semble nager sans effort, bien plus rapide que nous. Après trente minutes d'efforts, nous l'avons ramené le long du bateau. Il semble fatigué par le combat, mais encore bien en vie. Le ramener vivant à bord ne nous semble pas une très bonne idée, un thon d'une dizaine de kilos qui se débat pour essayer de s'échapper peut faire beaucoup de dégâts et nous risquons de le perdre au dernier moment. Nous gardons encore un souvenir cuisant de la magnifique daurade coryphème que nous avions laissé filér pendant la transat. Nous le harponnons avec la flèche de notre fusil de chasse sous-marine, et nous en servons pour le remonter à bord.


C'est un animal superbe, élancé et tout en muscles. Nous n'avons ni l'un ni l'autre la passion de la chasse ou de la pêche, mais ce poisson-là va nous nourrir tous les trois pendant plusieurs jours. La balance affiche 14 kilos. Yaga se transforme en conserverie de poisson : Damien vide, écaille et lève les filets pendant qu'Anne-Cécile assaisonne, cuit et stérilise les bocaux, et que Jean presse les citrons joyeusement pour le ceviche. Tous nos bocaux étant rapidement pleins, nous décidons de saler et sécher ce qui reste. Nous rangeons la canne à pêche : nous n'aurons plus besoin de pêcher jusqu'à l'arrivée !


Vingt-trois jours après le départ : une île apparaît à l'horizon. D'après la carte il s'agit de Mangaia, appartenant au groupe des Iles Cook. Quelle drôle de sensation, après trois semaines de mer, de passer a proximité d'une île habitée et de ne pas pouvoir s'y arrêter. Il y a encore quelques mois nous y aurions fait escale, nous y aurions été accueillis avec des grands sourires et des Ia ora na triomphants et nous y aurions fait un festin de poisson cru au lait de coco. Rien de tout cela aujourd'hui et il est fort probable que si nous y dirigions notre étrave nous serions accueillis avec beaucoup de méfiance, voire de l'hostilité, avant d'avoir de sérieux problèmes avec les autorités des Iles Cook. Nous passons a regret notre chemin. Toute la journée Mangaia est visible, d'abord devant nous, puis derrière nous.

La navigation est bonne à bord de Yaga, la houle est quasi inexistante, et le pilote automatique est à la barre, nous laissant tout le temps de songer à l'impact incroyable que ce virus a eu sur le monde en si peu de temps. Avons-nous bien fait de quitter Nouméa, territoire indemne de COVID ? Le Chili nous ouvrira-t-il ses portes pour nous permettre de ramener Yaga en France ? A vrai dire, après le front que nous avons essuyé il y a deux semaines nous ne sommes plus si sûrs de vouloir aller en Patagonie, la météo entre les Gambiers et le Chili pouvant être assez dure. Dans un premier temps ce sera la Polynésie, nous venons d'ailleurs de recevoir via le téléphone satellite la levée de notre quarantaine par les autorités sanitaires, nous pourrons donc débarquer dès l'arrivée.

La suite du voyage sera un grand bord de près serré tribord amure, face à un alizé établi à vingt nœuds. Inconfortable certes, mais si proche du but nous faisons le dos rond. Nous progressons bien malgré la fatigue, chaque jour apportant son quota de miles et le 30 août au matin, soit vingt-huit jours après avoir franchi la passe de Boulari, Moorea apparaît sur l'horizon, puis Tahiti. Nous embouquons la passe Taanea et trouvons un petit coin de sable pour y mouiller l'ancre. En ce dimanche à Papeete, les autorités ne nous répondent pas, nous en profitons donc pour ne rien faire et nous reposer, nous entrerons officiellement demain matin sur le territoire.


D’habitude, les longues traversées au portant sont fatigantes et nous sommes heureux d’arriver. Cette fois-ci, la vue de Moorea et Tahiti qui se découpaient sur l’horizon signalaient notre libération. Ce furent vingt-huit jours vraiment usants nerveusement et physiquement épuisants. Et encore, nous avons eu de la chance, il n'a jamais vraiment fait froid et nous n'avons eu que douze heures de vrais mauvais temps. Il nous aura fallu trois semaines au mouillage dans le lagon de Punaauia, abrités par la masse des montagnes Tahiti avec la splendeur quotidienne des couchers de soleil sur Moorea, avant d’envisager naviguer à nouveau.

Mais nous l’avons fait, cette transpacifique "à l'envers", nous sommes assez fiers de nous, de Yaga et surtout de notre petit mousse. Nous voilà de retour en Polynésie, avec du temps devant nous. Nous allons commencer par explorer les Tuamotu, comme une seconde chance après le rendez-vous manqué d’il y a quatre ans, quand une collision au mouillage nous avait immobilisés plusieurs semaines à Fakarava puis sur un chantier de Raiatea.


* un bateau est au mouillage lorsqu’il est arrêté, tenu par son ancre et sa chaîne, dans des eaux peu profondes et abritées du vent.

** être de quart : être en charge de la bonne marche du bateau, pour une durée donnée, un « quart ». Sur Yaga, nous fonctionnons par quarts de trois heures la nuit et plus ou moins deux heures le jour.

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