
Non, ce qualificatif ne s'applique pas à nous, malheureusement car on adore le poisson frais à bord de Yaga. Nos mésaventures à la pêche feront peut-être l'objet d'un prochain article, ça vous distraira.
Le meilleur pêcheur des anses d'Arlet, c'est Grégory. Il a notre âge, à peu près, et le regard déjà un peu flou en ce début de soirée dans le petit bar du village. Il a pris aujourd'hui un marlin de cent kilos ; dont quelques-uns ont apparemment déjà été convertis en rhum, ce à quoi nous attribuons témérairement son état, passablement euphorique. Mais non, d'après nos voisins de bar, Grégory est naturellement heureux, aussi bien le matin, lorsqu'il part à la pêche, que le soir (plus imbibé).
Il tient absolument à nous payer une tournée de ti-punch, qu'on nous sert "à la ficelle", comme dans les bouchons lyonnais : les bouteilles de rhum et de sirop de sucre restent sur la table, on paie à la fin ce qu'on a bu, on ne peut pas accuser le tenancier d'avoir trop dilué / chargé le mélange (rayer la mention inutile). Il faut le boire cul-sec. Nicolas, mon frère aîné, directement pris à parti, s'en tire sans trop de mal – à peine un ou deux toussotements discrets, c'est quand même raide le rhum martiniquais.
Grégory se moque de nous, métropolitains, qui utilisons des cannes à pêche, alors que "nos grands-pères, eux, n'utilisaient pas de canne à pêche". Tout à la main, donc. Il nous montre les siennes, sur lesquelles la ligne du fameux marlin a laissé quelques traces. Cent kilos ! Ceci dit, nous pourrions faire valoir que le montage hasardeux qui tient lieu de ligne de pêche à bord de Yaga peut difficilement recevoir le nom de canne à pêche.
Mais il est déjà passé à autre chose : il essaye de briser d'un coup de poing sec – des poings qui ont remorqué un marlin de cent kilos ! - les métacarpiens de Damien, en tentant de faire passer ça pour le salut local. Le tenancier du bar est un peu inquiet ; mais il ne veut pas non plus brutaliser Grégory, qui représente probablement une bonne partie de sa clientèle. Afin de s'assurer que nous avons bien compris la méthode, Grégory réitère plusieurs fois, avec un enthousiasme qui fait plaisir à voir. A notre grand soulagement, bien qu'impressionnante, la manoeuvre s'avère inoffensive car on n'entend aucun os craquer.
Je crois que nous l'avons beaucoup déçu en partant après la deuxième tournée. Si l'on en croit notre voisin de table, que Grégory s'obstinait à appeler "Docteur", nous aurons l'occasion un jour de réparer notre désertion, car nous dit-il, "vous verrez, aux anses d'Arlet, vous reviendrez!"