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El novio del mar

Yaga

L'embarcadère, grillagé et cadenassé.

De retour à Cienfuegos, après quinze jours de croisière dans des îles désertes, nous visitons la ville et ses alentours, en particulier le castillo de Jagua, qui défendit dès le XVIIème siècle l'étroite entrée de la baie. La route de la Havane à Trinidad y passait ; pour s'éviter un long détour, les cavaliers franchissaient à gué le chenal, d'où son nom qui est resté de Pasacaballos.

Un guide sympathique, la trentaine, gueule de Nord-Américain bien que natif de Sancti Spiritu, nous explique en détail la construction et les rôles de la forteresse, construite sur le modèle Vauban. Il nous parle également de la centrale nucléaire toute proche, bâtie par l'URSS, et dont l'inauguration était prévue pour 1989. Les ingénieurs partis se former cinq ans dans la lointaine Russie, en rentrant au pays se sont retrouvés chauffeurs de taxi...Note guide parle avec aisance, il explique, veut s'assurer que nous ayons bien compris, s'excuse de son « spanglish »...Quel est son véritable métier, à lui ? Ingénieur ? Médecin ? Chercheur ? Il est flanqué d'un jeune homme à l'épaisse tignasse noire, étudiant en architecture, qui nous invite à admirer la perfection d'une voûte, puis nous détaille l'architecture d'un hôtel années 70 qui nous fait face. Honteux de notre inculture architecturale, nous finissons par crier grâce.


Une fois la visite finie, la dernière « lancha » (petit bac toujours bondé, comme tous les transports cubains) pour Cienfuegos est déjà partie. Nous attendons un moment devant le petit embarcadère cadenassé : le contrôle des accès aux bateaux, si peu marins qu'ils soient, est une obsession du régime castriste. Une barque de passagers privée, au moteur inboard vibrant et rugissant, nous embarque.

A la barre, un homme maigre, d'une soixantaine d'années, le visage sillonné de mille rides profondes, nez aquilin, s'abrite sous un large sombrero : vraie gueule d'Indien de western.

Le visage puissant, la mâchoire carrée, le sourire un peu en biais, le propriétaire de la barque est assis sur le coffre moteur. Le col de sa chemise relevé, bien installé à sa place, il dégage une impression d'assurance et de réussite. Intrigué par la ressemblance entre Damien et son frère cadet, il finit par engager la conversation.

De fil en aiguille, nous lui apprenons que Damien et moi sommes propriétaires d'un bateau, et que nous faisons le tour du monde. Sa première question est pour nous demander quel genre de permis nous possédons. Il a du mal à croire qu'on ne nous en demande aucun, et que nous puissions circuler ainsi, libres. Quand lui était pêcheur, il ne devait pas sortir des limites des eaux de la province. Maintenant qu'il transporte des passagers, son bateau ne peut plus sortir de la baie de Jagua.

Ses yeux sombres s'animent, se mettent à briller lorsque nous évoquons notre parcours. Il dit : « je suis le fiancé de la mer – el novio del mar – et jamais je n'ai pu naviguer comme vous ». Il a déjà sympathisé par le passé avec un autre navigateur ; il n'a pas même pu venir dîner à son bord.


Nous évoquons les pays déjà visités, les petites Antilles si proches, qu'il ne connaîtra jamais ; le Cap-Vert, auquel Cuba nous fait parfois si fort penser. Nous expliquons que les parents de Damien ont vu déjà beaucoup de changements depuis leur première visite, quatre ans auparavant. Il se rembrunit. Le pays a changé, oui. Il se développe. Mais il regrette la perte d'un certain idéal, d'une envie de rendre le monde meilleur. Aujourd'hui, dit-il, tous cherchent l'argent facile. Mais il est fier de ses deux fils, qui ont fait de belles études et choisi leurs métiers par vocation. Ils ont en effet bien du mérite, un chauffeur de taxi gagne en une journée leur salaire mensuel...

Il parle très bien. Il s'interrompt parfois, pèse ses mots, reformule une phrase. En sa personne s'incarnent le meilleur de Cuba - la culture, la curiosité, la vivacité de ses habitants – et le pire, l'enfermement de tout un peuple dans son île-prison.

Sur le quai d'arrivée, il nous serre dans ses bras, et répète faites attention, faites attention à vous.


Longtemps encore son regard, mélange d'envie, d'admiration et de tristesse, pareil à celui d'un affamé devant la table d'un dîner de gala, continuera à nous hanter.

Quelle chance inouïe d'être nés dans un pays dont le passeport nous ouvre tout grand les portes du monde !




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