Depuis les Canaries, nous sommes confrontés, lors de nos échanges avec d'autres équipages, à une nouveauté pour nous : la brève de ponton. Absente des conversations que nous avions en Méditerranée, elle semble aussi indispensable au navigateur au long cours que le portique arrière de son bateau ou le régime de bananes qui y pend.
La brève de ponton peut être une bonne histoire, racontée avec un art consommé par le protagoniste lui-même. Un sourire en coin, un changement de ton à tel ou tel endroit du récit, suffisent à suggérer une légère exagération, une toute petite altération de la stricte vérité pour la beauté du récit.
Par exemple :
" Vous avez attendu longtemps avant de pouvoir passer Gibraltar ?
- Un peu, deux jours et demi. Et vous ?
- Oh, il nous a fallu deux ans."
Mais la véritable brève de ponton est bien plus savoureuse. Elle n'est, en principe, jamais colportée par le protagoniste lui-même, mais par un quidam qui assure la tenir directement du protagoniste. L'homme qu'a vu l'ours, en quelque sorte. Comment ne pas croire en la rigoureuse exactitude des faits ainsi rapportés ? Comment ne pas répéter à son tour des histoires si croustillantes, malgré quelques zones d'ombre ou autre détail délirant ?
Par exemple :
" Tel couple, avec qui j'ai discuté, des gens paisibles, qui ne la ramenaient pas. Eh bien, ils se sont fait attaquer par deux barques pirates à tel endroit.
- Oh ! Comment ils ont pu s'en sortir ?
- Ils leur ont tiré dessus.
- Ah ! Ils étaient armés ?
- Oui : un fusil Mauser, deux pistolets et vingt kilos de cartouches.
- ?! ...
Ou encore :
"tel bateau a heurté une baleine avec sa quille en plein nuit. La mer était rouge de sang tout autour du bateau !
- ..."
Outre la brève de ponton, la conversation entre équipages se persille de petites phrases assassines, souvent de façon involontaire. On en est alternativement la victime ou le coupable.
Par exemple : "Vous partez demain ? Mais c'est chaud pour la météo, non ?" (encore aujourd'hui, on se demande ce que ce "c'est chaud" voulait dire)
" Mais il est où, votre régulateur d'allure ?"
" Je vais me mettre là, entre le catamaran et le petit (=Yaga)"
"...les deux jeunes, avec leur petit bateau. Il a l'air vieux, en plus..."
"Vous partez à cinq pour la transat avec deux cent litres d'eau douce ? Vous pensez mettre seize jours ? Ah, non, plutôt vingt ? Mais vous avez combien d'eau dans les vaches ? Quatre-vingts ?! Mais vous avez un dessalinisateur, alors ? Non ? Ah..."