Blitzkrieg sur le lagon
- Anne-Cécile
- Jun 3, 2017
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Enfin arrivés à Nouméa, après une traversée longue et nerveusement éprouvante (voir notre précédent article), nous y avons rejoint la maman d'Anne-Cécile, arrivée de France depuis déjà huit jours. Après une agitation frénétique de quelques jours principalement centrée sur notre moteur in-board – nous y reviendrons dans un prochain article -, nous décidons de naviguer dans le lagon Sud de la Nouvelle-Calédonie, pendant les douze jours de vacances restant à Marie-Pierre, avec en ligne de mire l'île des Pins. Du près en perspective, mais protégés dans le lagon, ça ne devrait pas être trop inconfortable. Le premier jour, l'alizé est puissant, établi autour de vingt à vingt-cinq nœuds (un nœud égale 1,852 km/h). Il fait gris, avec des grains et du clapot, et la navigation au près serré est finalement humide et assez peu enthousiasmante. Nous passons la nuit à un mouillage en plein lagon, abrité par des bancs de sable et de corail appelés "les quatre bancs de l'Ouest". Il faut savoir que le lagon de Nouvelle-Calédonie est comme un chou Romanesco : fractal. Le lagon autour de Grande-Terre, ceinturé par une grande barrière de corail, contient de petites îles et îlots, disposant de leur propre barrière et leur propre lagon dans le lagon. C'est très beau, mais ça complique un peu la navigation : on ne va pas où on veut, comme on veut, sous peine de finir sur un récif.

Au matin du deuxième jour, le vent est tombé un peu en-dessous de vingt nœuds. Nous établissons le foc (1) à l'avant et la grand-voile à deux ris (2). Le temps est plus clair et la navigation plus agréable, Yaga est moins gîtée, on se cramponne moins à nos bancs et on reçoit moins d'eau dans la figure. Nous progressons vers l'Est, lentement mais sûrement et l'îlot Mato, escale prévue pour la nuit, se rapproche. Toute la journée, des grains sont passés sur Grande-Terre, sans créer de survente. L'approche d'un gros nuage noir, en fin d'après-midi, ne nous alerte pas particulièrement. Un peu usée par tout ce près, lorsqu'une pluie diluvienne se met à tomber, je demande perfidement à maman si elle profite bien de ses vacances. Méchanceté gratuite dont la punition arrive scéance tenante : le vent grimpe à trente nœuds bien tassés, Yaga se vautre et Damien part à l'avant pour affaler le foc. Il se débat dans la voile qui se gonfle comme une montgolfière et bat méchamment dans le vent. Et pourquoi la mer est-elle soudain toute blanche d'embruns ? Marie-Pierre et moi, restées dans le cockpit, suivons l'anémomètre d'un œil horrifié : le temps que Damien arrive à l'avant, le vent a grimpé à trente-cinq, puis quarante, puis quarante-sept nœuds ! C'est beaucoup de nœuds, et ça fait beaucoup d'effet à la mer et à notre foc. Il bat tellement rageusement qu'il se déchire sur deux bons mètres, mais Damien en vient à bout. Il affale la grand-voile dans la foulée, et nous voilà dérivant à sec de toile, sur cette mer blanche et sous des trombes d'eau qui nous piquent le visage. Heureusement, nous sommes dans le lagon : les vagues ne peuvent pas, faute de place pour se former, atteindre une hauteur suffisante pour chavirer Yaga. Revers de la médaille : il faut absolument savoir où nous sommes et où nous allons, mais comment se repérer avec une visibilité d'à peine quelques centaines de mètres ? Comment évaluer notre dérive et le courant ? Alors que nous privilégions habituellement les méthodes traditionnelles de navigation en vue des côtes, cette fois-ci GPS et traceur sont nos dieux et nos sauveurs, d'autant plus que nous avons pu vérifier ces deux derniers jours l'exactitude et la précision des cartes calédoniennes (du moins pour cette partie-là du lagon où circulent de nombreux cargos et navires de passagers). Hé bien, justement, le GPS nous indique que nous dérivons vers un îlot, à quelques miles de nous : ce n'est pas une affaire de minutes, plutôt d'heures mais enfin il faut faire quelque chose. Je remets donc la barre dans l'axe, Yaga fait suffisamment prise au vent pour se remettre en route sans aucune voile, et nous marchons à nouveau à quatre nœuds, en recevant le vent et les vagues à 120° sur tribord (3). Ce n'est pas très facile à manœuvrer, j'ai l'impression de barrer un caddie de supermarché. Le vent se maintient obstinément à quarante nœuds, mais Damien retourne à l'avant envoyer le tourmentin. Un peu noyé par les tonnes d'eau et de pluie qui balayent la plage à vent, il le monte "tête en bas", le point d'amure qui va normalement en bas se retrouve en haut ! Pas grave, la voile est tellement petite que ça ne fait guère de différence. Yaga est déjà plus facile à gouverner et notre vitesse grimpe à cinq-six nœuds. Je tiens la barre, occasionnellement entièrement douchée par une vague plus forte. Damien propose à chaque fois de me relayer, mais je préfère qu'il se consacre entièrement à la navigation, chacun sa croix ! Il adapte le choix de l'abri que nous devons atteindre en fonction de la route que nous parvenons à suivre. La nuit est tombée et la perspective de mouiller (4) sans moteur, dans le noir et par ce vent est plutôt effrayante. Ayant endossé, dieu sait pourquoi, nos vieux cirés, nous sommes trempés comme des soupes et glacés à cœur. Seule dans le cockpit, la longe de mon harnais fixée sur un pontet, je fredonne à mi-voix des bribes décousues de chansons pour me calmer et m'occuper l'esprit. Enfin après deux heures de navigation dantesque, nous entrons à l'abri des montagnes de Grande-Terre, les vagues diminuent et le vent tombe à trente nœuds. Damien m'indique les lumières d'un cargo, mouillé à l'entrée de la baie que nous voulons atteindre. C'est un repère rassurant, d'autant que le vent tombe de plus en plus, et qu'il faut renvoyer un petit bout de grand-voile. Cette baie Ngo est un si bon abri que le vent y est quasi-nul, la manœuvre de mouillage se fait donc sans problème. A l'intérieur du bateau, c'est le capharnaüm : deux tiroirs mal fermés ont valdingué, un pot de graisse verte a répandu son contenu sur le plancher et tout est trempé. Bilan de l'aventure : un foc bien mal en point, une fermeture de porte de placard bousillée, la manche à air disparue, arrachée par les mouvements de l'annexe (5) posée à plat pont, et de magnifiques hématomes pour Marie-Pierre, projetée contre les marches de le descente. Nous nous effondrons après un bon thé chaud et un repas sommaire. Nous passons la journée du lendemain à ranger le bateau et à nous remettre de nos émotions dans cette jolie baie, entourée de montagnes boisées, mais où une noria de camions et de barges transporte du minerai depuis la mine de nickel la plus proche jusqu'au cargo : et ça nous semble idyllique. La VHF diffuse toutes les heures un Bulletin Météorologique Spécial, annonçant du vent fort sur le lagon, alors que la veille, rien n'avait été annoncé : une palanquée de plongeurs et deux catamarans de plage se sont trouvés en difficulté, heureusement tout s'est bien terminé pour eux aussi. On se méfiera désormais des bulletins météo calédoniens ! (1) foc : notre voile d'avant de 30m2, que nous envoyons lorsque le vent est compris entre quinze et trente noeuds. (2) grand-voile à deux ris : dont la surface a été réduite, en en roulant une partie à sa base, que l'on nomme les ris. 3 tribord : la droite du bateau quand on regarde vers l'avant, par opposition à bâbord qui désigne le côté gauche. 4 mouiller son ancre : la mettre au fond, dans moins de 20 mètres d'eau avec une bonne longueur de chaîne pour faire escale. 5 annexe : notre petit dinghy gonflable, aussi appelée Yaguette ou Yagalita.
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