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The dark side of Yaga, ep. 2 : Charles-le-fou

Yaga

Charles dans ses oeuvres

Vous a-t-on déjà parlé de Charles ? De son humour délicat ? De son sens de l'à-propos ? De son goût pour le comique de répétition ? Si non, il est déjà un peu tard, car Charles est mort aujourd'hui. Ou plutôt non, il est mort voilà presque un mois aux Fidji, mais c'est seulement aujourd'hui que nous nous résolvons à le déclarer mort, tant il nous était cher en dépit de ses frasques. Charles, c'était notre moteur hors-bord Suzuki, deux temps, deux-chevaux. Modeste et pétaradant, il propulsait notre petite annexe gonflable à une vitesse acceptable, suivant son chargement et la force des courants contraires, évidemment. Du moins, dans ses bons jours. Parfois il partait dans un stampede incontrôlable, propulsant l'annexe et son chargement à des vitesses défiant les lois de la tribologie*, puis s'arrêtant brusquement dix mètres plus loin pour ensuite refuser tout service. C'est pourquoi nous l'avions baptisé Charles, en l'honneur de Baudelaire, dont le génie autant que la folie furent notoires. Fut-ce de l'essence de piètre qualité qui, telle l'absinthe, le dégrada ainsi ? Gardait-il, de son premier hivernage bâclé, un profond ressentiment envers ses nouveaux propriétaires ? Nous en voulait-il pour notre tendance à nous passer de ses services à la moindre occasion, était-il jaloux des pagaies ? Toujours est-il qu'il tombait en panne de manière récurrente et aux moments les plus mal choisis. Avions-nous de nombreux visiteurs à amener à bord (je crois que pas un des équipiers temporaires de Yaga ne l'a vu fonctionner correctement – pourtant, c'est arrivé, on vous l'assure) ? Yaga était-elle mouillée loin du quai des annexes? Le vent se levait-il à plus de vingt nœuds ? Faisions-nous une excursion dans le lagon de Maupiti, dans l'axe de la passe (courant constamment sortant, portant au large) ? Devions-nous amener des fonctionnaires à bord pour les formalités d'entrée dans un pays, ou l'expert de la compagnie d'assurance, après l'accident de Fakarava ? Dans toutes ces circonstances, immanquablement, Charles nous fit défaut. Et nous nous retrouvions à pagayer, sous l'œil rigolard du public, surtout en Polynésie : "Hé, bientôt vous allez être prêts pour les courses de va'a (pirogue à balancier) du Heiva (fêtes du mois de juillet) !"

Un jour comme beaucoup d'autres pour Charles.

Bougie noyée, carburateur encombré de saletés invisibles et pissant son essence par tous les orifices, starter inutile, bouton-stop inopérant...nous étions devenus coutumiers des diverses opérations de démontage et nettoyage de ce vieux Charles, nous pensions le connaître par cœur. Des mécanos cubains y avait même mis la main. Nous pensions que, fort de ses vingt à trente ans d'existence, il parviendrait toujours à se sortir de n'importe quelle situation. Jusqu'à ce jour fatal aux Fidji où, lancé à bonne allure, il s'arrêta brutalement pour ne plus jamais redémarrer. Nous avions évidemment des invités à bord, qui pagayèrent pendant les quinze jours que durèrent leur séjour. Peu d'exercices sont moins valorisants que le pagayage sur une annexe gonflable à fond plat, dépourvue de tout plan anti-dérive. Ils ne se plaignirent point, observant stoïquement "ce qui est bien, en bateau, c'est qu'on fait du sport un peu tous les jours". A Minerva Reef, récif perdu au beau milieu de Pacifique, nous parasitâmes les annexes des autres voiliers au mouillage. De toutes façons, aurions-nous osé nous fier à Charles là-bas, à 200 miles de toute terre émergée ? Certainement pas ! Parvenus à Opua, en Nouvelle-Zélande, depuis une semaine nous tentons toutes les manœuvres de réanimation connues, nous démontons des pièces auxquelles nous n'avions encore jamais osé toucher, et le mystère perdure. Tous nos voisins de ponton ont défilé à son chevet. Mis à part quelques toussotements, probablement pour faire durer le suspense, Charles ne veut plus rien savoir. Son sort est donc scellé. Soit un Kiwi zélé, doué en mécanique et point avare de son temps ni de pièces de rechange, le remettra à neuf pour les trente ans à venir ; soit il sera démantelé et fondu, probablement recyclé en boîte de corned-beef. A l'heure de la séparation, oubliant toutes les vieilles rancœurs, nous ne voulons plus nous souvenir que des meilleurs moments de notre vie commune. Les courses dans le lagon de Maupiti contre l'annexe de Puffin (même taille, même motorisation surpuissante) ; la course éperdue vers une bouée de mouillage aux Saintes, contre un catamaran équipé de deux moteurs de plus de trente chevaux chacun, course gagnée par Charles contre toute attente, alors qu'il était gravement handicapé par un mauvais réglage du carburateur ; les allers-retours sans faute dans les archipels déserts de Cuba, où il suppléa même – avec quelle fierté ! - la panne du hors-bord du bateau loué par la famille. Mais notre histoire ensemble s'arrête là. Son arrière-arrière petit-neveu, presque identique mais de marque Yamaha, est déjà commandé. Nous espérons pouvoir le baptiser d'un prénom plus raisonnable, Blaise, Michel ou René par exemple (Pascal, Montaigne, Descartes...) *cf dictionnaire

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